Lettre à Mahomet II


"LETTRE  A  MAHOMET II"
Enea Silvio Piccolomini  (Pape Pie II)
Traduction et préface Anne Duprat
Editions Payot et Rivages
Paris     2002

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Un ouvrage essentiel, rédigé en 1462, qui devrait figurer dans les bibliothèques de tous les individus que l'existence du monde islamique et ses rapports avec l'Occident interroge. On comparera sur ce sujet les écrits du pape Pie II, éminent humaniste de la Renaissance, né dans une Italie voisine immémoriale du monde islamique, avec ceux de Jean-Paul II, né dans une Pologne trop proche de l'Allemagne et de la Russie soviétique, où l'islam ne représentait alors guère plus qu'un aimable tableau orientaliste... Une biographie sommaire des deux protagonistes est au bas de cette page.          M.X.Villan

Où le Pape met le Sultan ottoman en garde contre la capacité défensive des Occidentaux:
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Voici à quoi nous voulons en venir. Toi et tes
ancêtres avez eu de nombreux conflits avec les   
chrétiens. Beaucoup de sang a coulé, bien des   
villes ont été détruites, des lieux saints incendiés,  
des vierges enlevées, des femmes violées, des   
champs dévastés. Tous les crimes imaginables ont   
été commis dans cette lutte pour l'empire que le   
Turc et le chrétien se disputaient, le glaive à la   
main. Quant à toi, on le sait, tes actes mêmes l'ont   
assez montré, tu ne désires rien tant que de sou-   
mettre les chrétiens à ton joug, et de devenir ainsi
l'empereur des Latins. Et il se trouve sans doute
des gens pour te faire croire que ce serait facile, et
que tes armées n 'y rencontreraient point de résis-
tance. Certains exagèrent ta puissance militaire et
sous-estiment celle des chrétiens; d'autres fondent
leurs espoirs sur les divisions et sur les inimitiés qui
règnent entre nos peuples et nous affaiblissent,
arguant du fait qu'un envahisseur n'aurait pas de
difficulté à vaincre des gens en proie à des dissen-
sions internes. Mais nous ne pouvons croire que tu
ignores tout de nous, au point de méconnaître
la puissance de la chrétienté -la force de
l'Espagne, la vaillance de la France, la supériorité
numérique de la Germanie, le courage de la Bre-
tagne, l'audace de la Pologne, l'énergie de la
Hongrie, enfin la richesse, la fierté, et l'expérience
des armes que possède l'ltalie.


Les Italiens du temps du pape Boniface sont d'une autre trempe que les Romains du Bas-empire:
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Les Italiens sont d'une autre nature; ils sont
autrement puissants, ingénieux et déterminés.
Accoutumés à commander, ils ne connaissent pas
la soumission. De plus, toute l'Italie est aujour-
d'hui sous les armes, elle abonde en hommes et
en chevaux, et ne manque pas d'argent, ce nerf de
la guerre. Si tu pénètres en Italie, en Hongrie ou
en quelque autre province d'Occident, ce ne sont
pas des femmes que tu auras à combattre. Ici, la
guerre se mène à l'épée, non à la pique de bois
comme en Asie. Les cuirasses qui couvrent les poi-
trines sont de bon fer de Chalybes; hommes et
bêtes combattent caparaçonnés, ils tiennent leurs
rangs dans la bataille et ne s'effraient pas d'un
rien.


Rappel du danger que représentent les flottes chrétiennes pour le monde islamique:
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Tu connais
la valeur des flottes occidentales, tu sais quelle ter-
reur se répand à Tyr, à Alexandrie et dans les
autres villes d'Orient, quand leurs trirèmes mettent
le cap sur elles.  


Pie II souligne la cruauté particulière des guerres entre chrétiens et musulmans,
et appel à la conversion du sultan:
Pages 38-39
Dans un conflit entre
chrétiens, ceux qui ont eu le dessous déposent les
armes et n 'y perdent ni la vie, ni la liberté, même
s'ils y laissent leur patrimoine. Les princes doivent
abandonner le pouvoir, leurs sujets changent de
maître, mais ils gardent le reste. Dans les guerres
contre les Turcs ou contre les Sarrasins, les vain-
cus, lorsqu'ils ne perdent pas la vie, sont réduits en
esclavage, et nombre d'entre eux sont contraints
d'abjurer leur religion. Ces guerres-là sont les plus
cruelles, les plus inhumaines de toutes. Si l' on y
met fin -et nous t'avons montré que cela dépend
de toi -une paix immense en sortira, un repos
pour tout l'univers. Car, comparées à celles-là,
toutes les autres guerres ressembleraient presque à
la paix et au repos; et même ces conflits mineurs
se feront plus rares, lorsque quelqu'un sera en état
de réprimer les actes d'injustice d'un simple signe
de tête. Tu pourrais être celui-là, nous le croyons
fermement, si tu mettais le comble à ta puissance
en devenant chrétien.


Falsification de l'Ancien et du Nouveau Testament?
Pages 120-121-122
XIX. Vous nous opposez tout d'abord la falsifi-   
cation des textes sacrés. Celui qui a prétendu cela  
aurait dû se charger d ' en apporter la preuve;   
quant à nous, il nous suffisait de nier qu'une telle   
chose ait jamais eu lieu. Mais avec toi, il nous plaît   
 d'en user autrement, et nous allons te montrer de   
la façon plus évidente que c'est là une calomnie   
du fondateur de ta Loi.                 
La Loi juive, telle que Moïse et les prophètes   
l'ont enseignée, fut rédigée plusieurs siècles avant   
la naissance de Mahomet. Elle fut promulguée en   
divers lieux, traduite en d'autres langues -et non  
par un seul interprète, mais par plusieurs; sur   
l'ordre de Ptolémée Philadelphe, soixante-dix  
Anciens traduisirent cette doctrine et parvinrent à   
des formulations qui concordaient entre elles  
De même, Aquila, Théodose et Symmaque et  
d'autres encore traduisirent aussi l'Ancien Testa-   
ment. La version grecque et la version latine de   
l'Ancienne Loi virent le jour bien des siècles avant  
que la tienne soit promulguée. Toutes les biblio-   
thèques sont pleines de l'enseignement de Moïse   
et des autres prophètes; que ce soit à Alexandrie,à  
Rome, à Athènes, à Carthage, à Syracuse, à Tolède,
à Lyon, ou dans toutes les autres villes de quelque
importance, l'Ancien Testament, traduit en grec
ou en latin à partir de l'original hébreu, était déjà
conservé et lu publiquement. Quel juif aurait été
assez puissant pour réussir à falsifier une doctrine
conservée par tous les peuples du monde ?
Le Christ n'était pas encore né, quand l'édition
des Septante fut réalisée. En ce temps-là, il n'y
avait aucune raison de falsifier les textes de la Loi,
puisqu'elle ne pouvait donner lieu à aucune
controverse avec les chrétiens: ils n'existaient pas
encore. Qant aux non-Juifs, pourquoi aurait-on
modifié pour eux quoi que ce soit à une loi qu'ils
ne reconnaissaient pas ? et moins encore pour les
juifs eux-mêmes, qui l'acceptaient et la révéraient
telle quelle. S'il y a eu falsification, elle n'a pu se
produire que dans les textes qui ont été conservés
par les Hébreux, et non ceux qui ont été traduits
en latin et en grec, puis diffusés dans tous les pays
du monde; et ce n'est même pas le cas, puisque
les textes juifs concordent encore, à ce jour, avec
les versions grecque et latine de la Loi. Cor-
rompre un texte détenu par tant de gens aurait
été très difficile, pour ne pas dire impossible; tan-
dis qu'il était facile pour Mahomet de produire un
seul faux et de le transmettre comme authentique
à des gens qui lui faisaient confiance depuis le
début. C'est pourquoi, même si vous en possédez
aujourd'hui de nombreux exemplaires au contenu
identique, cela ne prouve pas pour autant qu'il
s'agisse de la vérité; dans la mesure où ils émanent    
tous du même texte, qui était un faux, ils contien-   
nent tous le même mensonge -tant il est vrai    
qu'une source amère ne donne jamais naissance à   
des ruisseaux d'eau douce.


Par quels moyens Mahomet favorisa l'extension de sa religion?
p.118
La secte des Sarrasins se développa donc grâce à   
sa tolérance des vices; elle autorisa les hommes à   
prendre autant d'épouses qu'ils le désiraient et à   
les répudier dès qu'elles cessaient de leur plaire,à   
avoir de nombreuses concubines, à se vautrer dans   
la luxure sous toutes ses formes, à satisfaire tous les  
appétits du ventre et du palais, à l'exception de la   
boisson, et à se livrer à toutes les voluptés du    
monde. En effet, même si ta religion prescrit   
quelques périodes de jeûne, elles ne sont faites    
que pour aiguiser le désir, puisque les Sarrasins   
jeûnent seulement durant le jour et passent déjà   
ensuite toute la nuit à banqueter et à boire. C'est  
bien pour cela que l'usage du vin est interdit: dans
un pays chaud comme l'Arabie, il serait nuisible,  
et l'on prend davantage de plaisir aux boissons   
fraîches. Voilà donc l'unique invention de Maho-   
met pour assurer la propagation de sa doctrine:   
ne prescrire que ce qui pourrait être agréable à ses   
auditeurs, et particulièrement à la populace, qui    
sur ce point ressemble aux bêtes de somme -et
là-dessus, il ne fut pas trompé dans ses espérances.fin


Les méthodes de Mahomet pour protèger les principes de sa religion:
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Mais alors, comme un paysan avisé entoure
d'un fossé et d'une clôture la vigne qu'il vient de
planter, pour empecher les bêtes sauvages de la
détruire, ainsi Mahomet prit des mesures pour la
défense et la conservation de sa religion. Dans sa
sagacité, il se rendit compte qu'il existait deux
 façons d ' ébranler et de confondre ses dogmes :
l'autorité des textes et le raisonnement, et ne man-
qua pas de chercher des remèdes pour se prému-
nir contre ces deux menaces. À l'autorité de la
Bible, il opposa l'argument que nous avons rap-
porté plus haut: l'Ancien et le Nouveau Testament
seraient des textes corrompus, dans lesquels il ne
subsisterait aucun élément de vérité qui ne fût
dans le Coran. A la force du raisonnement il
opposa celle des armes, en défendant à quiconque
de discuter sa doctrine ou d'en rechercher les fon-
dements rationnels; à celui qui tenterait de la
combattre, il faudrait l'imposer par la force du
glaive. Et voilà les fortifications dont le vieux
renard réussit à entourer la religion qu'il avait
inventée.


Souffrances et fidélité des orientaux chrétiens soumis aux principes de la chariat:
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Ce qui est étonnant, ce qui est admirable, ce
qu'il faut célébrer de toutes les façons, c'est de voir
les milliers de gens qui portent le beau nom de
chrétiens et qui vivent sous ton autorité supporter
de lourds tributs, se laisser priver de leurs enfants,
spolier de leurs épouses, écraser sous le poids de la
servitude et de mille vexations, sans pourtant
renoncer au christianisme. Car s'ils acceptaient ta
loi, ils n'auraient plus à subir de violences de per-
sonne, les autorités les traiteraient avec douceur,
ils acquerraient la liberté et pourraient aspirer aux
honneurs et aux richesses. Mais ils préfèrent por-
ter le joug de la servitude et vivre dans l'opprobre
et la misère plutôt que de renier le Christ.


Pauvreté culturelle de l'Orient après la conquête islamique:
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Autrefois, il y avait une vaste et flo-      
rissante école philosophique à Alexandrie; la Syrie
et l'Asie pouvaient s'enorgueillir de posséder bien  
des savants remarquables, dont les noms sont par-
venus jusqu'à nous. Mais après l'expansion de la
religion mahométane, on ne compte plus que
quelques-uns de ces grands experts des mystères
de la nature, parce que ton prophète ne saurait
procurer la sagesse aux humbles -pas plus que ta
Loi, qui a pour seul fondement la volupté et pour
seule défense le glaive.
Au contraire, chez nous les arts libéraux sont flo-
rissants: la philosophie est enseignée en public, la
théologie étudiée dans les écoles, aucune forme de
savoir n'y est oubliée. La plupart des facultés de
lettres les plus brillantes se trouvent dans les villes
d'Italie, mais de l'autre côté des Alpes comme en
Espagne, en Gaule, en Germanie, ou en Grande-.
Bretagne on ne manque pas non plus de collèges
où d ' excellents professeurs apprennent la sagesse aux
humbles. Car les chrétiens se donnent une peine infi-
nie pour instruire les ignorants, afin qu'ils aient
accès à la divine vérité contenue dans notre religion,
qui n'a jamais menti. Le fondateur de ta Loi, en
revanche, profère des mensonges -et des men-
songes inconsidérés, stupides, sans prudence
comme sans saveur. Souvent, il se contredit lui-
même, comme on peut s'en apercevoir facilement si
l'on examine sa Loi avec attention. Elle contient un
nombre infini d'inepties, de contes de bonne
femme, et autres sottises puériles.


Pas de salut hors de l'Evangile:
Nous nous   
devons aux savants comme aux ignorants. Nous
désirons le salut de tous, Grecs, Latins, Juifs et Sar-   
rasins; à tous, nous ne voulons que du bien. Mais   
les biens véritables, nous savons que nul ne peut   
les obtenir s'il les cherche en dehors de l'Évangile,
et reste étranger au nom du Christ Notre-Sei-   
gneur. Ne te bouche pas les oreilles, ne détourne   
pas le regard parce que nous venons de nommer    
le Christ!


Appel à la conversion du Grand Turc:
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Souviens-toi donc de nos
paroles, et suis le conseil que nous te donnons de
bonne foi: reçois le baptême et la purification du    
Saint-Esprit; embrasse le sacro-saint Évangile et   
remets-toi tout entier à lui. Ainsi tu assureras le
salut de ton âme, tu oeuvreras au profit du peuple
turc, tu pourras réaliser tes espérances, ton nom
sera célébré dans les siècles à venir, tu feras l'admi-
ration de la Grèce, de l'Italie, et de toute l'Europe,
on chantera tes louanges en latin, en grec, en
hébreu, en arabe et dans toutes les langues bar-
bares, et aucune époque ne perdra le souvenir de
tes exploits. On t'appellera «père de la paix» et
« source de quiétude » , les Turcs reconnaîtront en
toi le sauveur de leur âme, et les chrétiens le
défenseur de leur vie.

Les deux protagonistes:

Enea Silvio Piccolomini, pape sous le nom de Pie II:
Né en 1405 près de Sienne (Italie).
"Il fut au premier rang des humanistes de son temps"
Secrétaire du cardinal Capranica en 1432. Poète, romancier ("Euriale et Lucrèce"),
historien ("Mémoires sur le concile de Bâle", "Histoire de son temps", et divers ouvrages historiques), géographe, auteur des "Discours" et de lettres.
Reçut les ordres majeurs en 1445.
Diplomate à la cour de Rome, évêque de Triste (1448), puis évêque de Sienne (1450).
Cardinal en 1456.
Elu pape en 1458.
Tenta de former une coalition européenne contre l'expansionniste ottoman en 1459.
Réédita la chose en 1461, y réussit partiellement, mais mourut d'épuisement au moment d'embarquer, à Ancône, en 1464.
Il rédigea son épitre à Mahomet II en 1462.

Mahomet II, surnommé el-Fatih, et Fatih el-Istanboul:
Nait en 1430; fils du sultan ottoman Amurat II.
Succède à son père une première fois en 1443, puis, définitivement, en 1451.
S'empare de Constantinople en 1453.
Battu devant Belgrade par le roi de Hongrie Jean Hunyade en 1456.
Conquière la Grèce centrale et la Serbie en 1459, l'empire de Trébizonde
(côtes nord de l'Asie Mineure) et de l'île grecque de Lesbos en 1462.
Conquière la Karamanie en 1464.
Conquière la ville de Négrepont (Grèce) en 1470.
Ses armées ravagent la Croatie, le sud de l'Autriche et la Hongrie de 1470 à 1474.
Elles menacent Venise en 1479, mais se font battre en Hongrie.
Nouvel échec devant l'île de Rhodes (Mer Egée) en 1480.
Mahomet II meurt en 1481.
 

























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